Il n’est peut-être pas de problème plus troublant que celui de notre présence sensible au monde. Si nous nous en tenons à ce qui se donne comme il se donne, il va de soi que nous sommes dans le monde parce que tous nos sens en attestent l’existence ainsi que la nature. Notre condition est sensible en ceci que, par notre corps, nous nous mouvons au sein d’un monde que nous percevons. Nous sommes un corps parmi les corps et nous nous accordons la même réalité que celle des choses mondaines. Pour autant, on doit aussi considérer que ce monde est constitué d’objets perçus par nous, qui prennent place dans un espace que nous ouvrons et que structurent des horizons qui se déploient depuis notre perspective. Ce n’est donc pas seulement que nous sommes en lui, c’est aussi qu’il est par ou depuis notre corps. Dès lors notre corps présente une équivocité en ceci qu’il possède une double dimension d’appartenance et d’ouverture.

Mais c’est pourtant sur une observation encore plus fondamentale qu’il faut faire porter notre attention. S’il est en effet vrai que le corps est le lieu même d’une appartenance et d’une ouverture, force est néanmoins de reconnaître que cette appartenance et cette ouverture présupposent une première donne sensible par laquelle le corps est, d’une part, ce qui se trouve là dans le monde et, d’autre part, ce par quoi le monde se constitue. Avons-nous les moyens de nouer un accès à cette première donation sensible ? A-t-elle la structure d’un monde primordial, d’un événement ou met-elle en jeu une socialité originaire telle qu’on peut la dévoiler, par exemple, dans la relation érotique ? C’est cet ensemble de questions qu’il nous a semblé nécessaire d’aborder grâce à un dialogue avec un certain nombre d’auteurs de la tradition phénoménologique, en particulier Husserl, Merleau-Ponty, Henry, Levinas, Patočka, Franck, Barbaras et Marion. Le dernier état de cette réflexion se trouve dans La condition sensible. Chair, événement, Eros (Paris, Hermann, 2022).